CHAPITRE DIX
Une porte dérobée coulissa en silence et trois hommes la franchirent pour pénétrer dans le bureau luxueux. Tous les trois évoquaient remarquablement une version plus jeune du quatrième, déjà assis derrière une table de travail. Ils avaient les mêmes cheveux sombres, les mêmes yeux noirs, les mêmes pommettes hautes et le même nez fort – non sans raison.
Après avoir gagné les fauteuils disposés en un demi-cercle approximatif devant la table, ils s’y installèrent, l’un choisissant celui où s’était assise une des deux femmes qui venaient de sortir. Le vieil homme dont c’était le bureau leur sourit avec une absence d’humour remarquable.
« Eh bien ? demanda Albrecht Detweiler au bout d’un moment.
— Il semblerait que nous ayons atteint une poche d’air, répondit, d’une voix qui ressemblait étrangement à la sienne, celui qui avait choisi le fauteuil précédemment occupé.
— Vraiment ? » Albrecht haussa les sourcils en une feinte stupéfaction. « Puis-je savoir ce qui t’a conduit à cette conclusion, Benjamin ? »
L’interpellé ne fit guère preuve de l’appréhension qu’inspirait l’ironie d’Albrecht à la plupart de ceux qui connaissaient son existence. Peut-être parce qu’il s’appelait aussi Detweiler… tout comme ses deux compagnons.
« C’était ce qu’on appelle une remarque préliminaire, père, répondit-il.
— Ah, je vois. En ce cas, vas-y : élabore. »
Benjamin sourit et se cala au fond de son siège.
« Père, tu sais aussi bien que moi – mieux – qu’au moins une partie de tout cela est le résultat de notre compartimentation totale. À titre personnel, je pense qu’Anisimovna aurait sans doute fait du meilleur travail si elle avait connu nos vrais objectifs, mais c’est peut-être parce que j’insiste depuis des années pour qu’on mette une plus grande partie du conseil stratégique dans la confidence. En l’état, toutefois, leur analyse, à Bardasano et à elle, de ce qui a mal tourné dans le Talbot est sûrement en grande partie exacte. Personne n’aurait pu prévoir la coïncidence qui semble avoir conduit ce Terekhov à découvrir les rapports entre la Sécurité aux frontières et Monica. D’ailleurs, personne ne pouvait non plus s’attendre à ce qu’il lance une frappe préventive non autorisée, même si on avait prévu qu’il découvre ce qu’il a découvert. D’autre part, contrairement à nous, Anisimovna ne disposait pas de notre dernière estimation des capacités mandes. Soyons franc : ce qu’ils ont fait aux nouveaux croiseurs de combat de Monica nous a surpris, nous aussi, et elle ne possédait pas autant d’informations de première main. Enfin, elle ne savait pas que ce que nous désirions depuis le début, c’était que Verrochio et la Flotte des frontières se fassent démolir, même si nous comptions que cela se produise bien plus tard dans le processus. Si Bardasano avait été autorisée à tout lui dire, il est possible – pas probable mais possible – qu’elles aient pu concevoir une position de repli pour un cas pareil. »
Il haussa les épaules.
« Ces choses-là arrivent parfois. Ce n’est pas comme si c’était la première fois, après tout. Que Pritchart ait pu utiliser ce qui s’est produit comme prétexte à son sommet est plus douloureux, évidemment, mais nous avons déjà connu des revers tout aussi graves. Ce qui rend celui-là tellement important, c’est que nous arrivons en phase de fin de partie et que cela réduit notre marge pour corriger les faux pas. » Sur un ton appuyé, il ajouta : « Ce qui est une des raisons pour lesquelles je pense que nous aurions intérêt à reconsidérer notre compartimentation à outrance. »
Albrecht fronça le sourcil. Ce n’était pas une expression très joyeuse mais elle était pensive, non furieuse. Sa réputation (parmi les gens sachant seulement qu’il existait) d’insensibilité était méritée, et il en avait cultivé une tout aussi forte d’impatience, de férocité. La seconde, toutefois, était plus utile qu’exacte.
« Je comprends ce que tu veux dire, Ben, dit-il au bout d’un moment. Dieu sait que tu l’as répété assez souvent ! »
Un sourire ôta de cette dernière phrase tout reproche potentiel, mais il se fondit bientôt dans la réflexion.
« Le problème est que l’oignon nous a bien servi pendant très longtemps, reprit-il. Je ne suis pas prêt à tout balancer, surtout du fait que les conséquences pourraient s’avérer dramatiques si quelqu’un à qui nous aurions décidé de tout dire merdait. Tu connais le proverbe : on ne change pas une équipe qui gagne.
— Je ne suggère pas de tout balancer, père. Je suggère juste… de peler un peu l’oignon pour les gens qui coordonnent et exécutent les opérations cruciales. Et j’admets qu’en général il ne faut pas changer une équipe qui gagne. Malheureusement, elle risque de ne plus gagner, j’en ai peur – du moins plus assez pour nous garder du danger », remarqua Benjamin, respectueux mais ferme. Albrecht grimaça devant la validité de l’argument. Son fils pouvait bien avoir raison, après tout.
Le problème d’une conspiration étendue sur plusieurs siècles, songea-t-il, c’était qu’aucun individu, aussi doué pour les magouilles et aussi paranoïaque qu’il fût, ne pouvait opérer sur une pareille échelle sans un faux pas occasionnel. L’approche depuis toujours adoptée par l’Alignement mesan respectait ce qu’un ancêtre direct d’Albrecht avait baptisé la « stratégie de l’oignon ».
Aux yeux de la Galaxie, la planète Mesa n’était qu’un monde hors la loi accueillant d’impitoyables corporations corrompues venues des quatre coins de l’immense Ligue solarienne. Quoique n’en faisant pas elle-même partie, elle entretenait des contacts lucratifs avec bien des mondes de la Ligue, ce qui les protégeait, elle et ses « brigands », de toute ingérence solarienne. Bien sûr, les pires de ces brigands étaient les employés de Manpower Incorporated, le principal fournisseur d’esclaves génétiques de la Galaxie, une entreprise fondée par Léonard Detweiler six cents ans T plus tôt. Il y en avait d’autres, certains tout aussi discutables et malfaisants selon les critères des autres peuples, mais ceux-là étaient sans conteste les porte-drapeaux de l’élite locale, incroyablement riche et corrompue. Or Manpower tenait à protéger ses intérêts économiques. Tous ses contacts politiques, ses objectifs et ses stratégies visaient à l’évidence ce but.
Là entrait en jeu l’oignon. Quoique Albrecht lui-même eût souvent estimé plus approprié de décrire l’entreprise comme la main gauche du prestidigitateur qui exécutait des passes dramatiques pour fixer l’attention du public tandis que sa main droite accomplissait la manipulation critique devant passer inaperçue.
Manpower et ses esclaves génétiques restaient immensément lucratifs, mais ils ne représentaient désormais qu’un bénéfice secondaire bienvenu. Ainsi que l’Alignement le reconnaissait volontiers, l’esclavage génétique n’était plus depuis beau temps un moyen compétitif de fournir de la main-d’œuvre, sauf en des circonstances extrêmement particulières. Par bonheur, beaucoup de ses clients ne s’en rendaient pas compte, et son département marketing faisait de gros efforts, à la moindre occasion, pour encourager cet aveuglement. Par bonheur également, d’autres aspects de l’esclavage génétique, notamment liés aux vices dont l’humanité était la proie, s’avéraient économiquement plus sensés. Non seulement les profits étaient plus importants pour les clients, les fragilités et les appétits de la nature humaine étant ce qu’ils étaient, mais les divers esclaves à plaisir fournis au détail étaient aussi bien plus profitables pour le fabricant. En vérité, cependant, si les bénéfices de ce commerce restaient fort bienvenus et très utiles, les buts principaux du Manpower d’aujourd’hui n’avaient strictement aucun rapport avec l’argent.
Primo, l’entreprise et ses centres de recherches génétiques fournissaient la couverture idéale aux expériences et réalisations constituant le véritable centre d’intérêt de l’Alignement mesan. Secundo, le besoin de la protéger expliquait pourquoi Mesa, quoique non membre de la Ligue, était si impliquée dans ses structures politiques et économiques. Tertio, les perversions encouragées par l’esclavage génétique créaient des « accroches » idéales par lesquelles « influencer » les décisionnaires dans toute la Ligue et même au-delà. Quarto, la nature même du commerce des esclaves changeait Manpower – et, par extension, toutes les principales entreprises de Mesa – en associations de criminels avouées ayant intérêt à maintenir l’immobilisme du système afin de continuer à se nourrir en ses bas-fonds corrompus, si bien que nul n’envisageait la possibilité qu’elles voulussent au contraire changer le système. Et, quinto, ces buts apparents constituaient une excuse toute trouvée – ou au moins une couverture plausible – à presque toutes les opérations secrètes de l’Alignement si les détails venaient à en être exposés publiquement.
Cet état de fait très satisfaisant présentait toutefois quelques malheureux inconvénients. Trois venaient assez vite à l’esprit, compte tenu de ce dont Detweiler venait de discuter avec Aldona Anisimovna et Isabelle Bardasano : Beowulf, Manticore et Havre.
Il n’aurait sans doute pas été inutile que Léonard Detweiler définît de manière exhaustive son grand concept avant de fonder Manpower. Nul ne pouvait cependant penser à tout, et les généticiens de Mesa n’avaient pas encore réussi à produire la clairvoyance. Par ailleurs, Léonard avait été provoqué. Son Consortium Detweiler s’était établi sur Mesa en 1460 PD, venu de Beowulf suite à la découverte du nœud du trou de ver de Wisigoth, six ans T plus tôt. Le système de Mesa avait été exploré pour la première fois en 1398 mais, jusqu’à ce que les astrogateurs découvrent qu’il abritait un des deux terminus secondaires du trou de ver de Wisigoth, il se trouvait trop au milieu de nulle part pour attirer la colonisation.
Une fois achevée l’exploration du trou de ver en question, Detweiler avait acheté les droits d’exploitation aux découvreurs originaux du système. Que la planète Mesa, malgré son climat assez doux, possédât un écosystème peu adapté à la physiologie humaine avait fait baisser le prix, puisqu’il fallait prendre en compte les frais de terraformation. Mais Léonard Detweiler n’avait aucune intention de terraformer Mesa. Au lieu de cela, il avait choisi de « mesaformer » les colons par génie génétique. Une décision logique pour qui connaissait sa condamnation de la « peur ignorante, stupide et hystérique, à la Frankenstein » des modifications du génotype humain, laquelle s’était durcie en une répugnance presque instinctive durant les cinq cents ans T écoulés entre la Dernière Guerre de la Vieille Terre et la colonisation de Mesa. Toutefois, aussi logique que ce fût, cela n’avait pas enchanté le corps médical de Beowulf. Pire, que Wisigoth fût situé à soixante années-lumière à peine de Beowulf assurait que les deux systèmes demeureraient assez proches (en dépit des centaines d’années-lumière qui les séparaient en espace normal) pour s’irriter l’un l’autre, et Detweiler était furieux de voir sans cesse condamné le perfectionnement de l’humanité auquel il croyait. C’était après tout l’unique raison pour laquelle les membres du corps médical qui partageaient ses vues et lui-même avaient quitté leur monde d’origine.
Sa décision de changer le nom du Consortium Detweiler en « Manpower, Incorporated » avait à l’évidence visé – non sans succès – à narguer Beowulf. En outre, si les dirigeants de ce monde avaient été… agacés par la modification génétique des colons pratiquée par le Consortium afin de les adapter à un environnement hostile comme celui de Mesa, ils étaient devenus littéralement enragés quand Manpower avait entrepris de produire des « serfs » conçus pour des environnements ou des tâches spécifiques. À l’origine, les périodes de servage sur Mesa même étaient limitées à vingt-cinq ans T, même si les « clients génétiques » se voyaient ensuite refuser l’affranchissement et traiter en citoyens de deuxième classe. Comme ils en arrivaient à constituer un pourcentage important de la population, toutefois, on avait modifié la Constitution planétaire pour rendre le servage permanent. Manpower continuait d’affirmer qu’il n’existait pas d’esclaves, seulement des serfs, mais, si cette distinction offrait un écran de fumée utile aux alliés de Mesa et à ses porte-parole soudoyés à l’Assemblée de la Ligue solarienne, elle n’avait aucun sens pour ses adversaires.
Durant les quatre cent cinquante dernières années, l’hostilité entre le monde d’origine et le monde d’adoption de Detweiler s’était chargée d’une indescriptible amertume et la convention de Cherwell contre l’esclavage, créée par Beowulf, avait causé bien des migraines à Manpower, à Mesa et à l’Alignement mesan, posant des problèmes significatifs à la stratégie globale de ce dernier. La férocité avec laquelle le Royaume stellaire de Manticore et la République de Havre harcelaient les opérations de Manpower, par exemple, présentait clairement une menace à long terme. Ces deux nations stellaires réunies n’étaient qu’une chiure de mouche par rapport à la Ligue solarienne, mais leur haine de l’esclavage génétique avait fait d’elles des ennemis implacables, et l’économie vivante de la République comme son expansion régulière étaient des sources d’anxiété considérables. Havre, colonisée plus de cent cinquante ans T avant Mesa, ne disposait pas de l’énorme « matelas » financier apporté par Léonard Detweiler mais avait créé une base économique forte, autonome, qui promettait de continuer à grandir. Voilà qui avait beaucoup fait réfléchir l’Alignement, en particulier après la découverte du nœud du trou de ver de Manticore en 1585.
C’était le nœud manticorien, lequel mettait tout le Quadrant de Havre à proximité du système de Sol lui-même, qui avait changé une paire de lointaines et insignifiantes nations stellaires néobarbares en une inquiétude majeure pour l’Alignement. Leur lien direct avec la Ligue passait par Beowulf, et la République autant que le Royaume stellaire en avaient adopté l’attitude envers l’esclavage génétique.
Si Manpower avait trouvé extrêmement gênante l’implication de Manticore dans les transports marchands de la Ligue, rendue possible par le nœud, l’Alignement s’était bien plus inquiété de l’existence de la République. Quoique cette dernière ne se composât officiellement que du système de Havre lui-même et d’une poignée de ses plus vieilles colonies, son influence s’était répandue dans tout le Quadrant, faisant de La Nouvelle-Paris le chef naturel de ce volume d’espace, lequel avait grandi régulièrement, en taille et en puissance économico-industrielle. La République soutiendrait à coup sûr la position de Beowulf en cas de conflit ouvert et promettait de former un bloc puissant, prêt à venir au secours de son allié depuis un point situé bien au-delà de la portée de Mesa. Manticore, en revanche, était un système stellaire unique – quoique en passe de devenir fabuleusement riche – avec une tradition locale opposée à l’expansion territoriale, raison pour laquelle l’Alignement s’était initialement attaché à handicaper Havre. Certaines philosophies et machinations – ou machines – politiques locales, qu’on pouvait encourager subtilement, avaient offert à Mesa un levier.
Cet effort-là avait plutôt porté ses fruits… hormis, bien sûr, en ce qui concernait le regrettable effet secondaire produit sur Manticore. La politique du régime législaturiste avait changé la République, exemple étincelant, en une vaste entité vorace, maladroite et délabrée, détestée de ses voisins et de la majorité de ses citoyens, sans cesse au bord de l’effondrement pur et simple. Ainsi minée, elle n’avait plus constitué une menace… jusqu’à ce qu’elle commence à lorgner sur Manticore, moment où les réactions en chaîne s’étaient radicalement écartées du cahier des charges stratégiques de l’Alignement.
Le Royaume stellaire avait refusé de se laisser absorber. En fait, il avait résisté avec tant de force et de succès – adoptant du même coup tant d’innovations militaires – qu’il était passé à un cheveu de renverser son adversaire. Pire, il avait bel et bien renversé la République populaire… ce qui avait non seulement menacé de ressusciter l’ancienne République tout court mais aussi fourni aux deux belligérants un énorme avantage militaire contre tout nouvel ennemi potentiel. Sans parler du fait que le Royaume stellaire, naguère antiexpansionniste, s’employait à devenir un empire stellaire.
Et ce qui rend cela si foutrement agaçant, songea Albrecht Detweiler, c’est que tout va bien par ailleurs. Manticore et Havre, compte tenu de leur taille limitée et de leur éloignement, ne devraient pas avoir plus d’importance qu’un pet au milieu d’une tempête. Malheureusement, non seulement ils vont tous les deux devenir bien plus gros et bien plus forts si nous ne prenons pas de mesures, mais le réseau du trou de ver permet aux Mandes d’atteindre rapidement presque n’importe quelle région de la Ligue solarienne – au moins en théorie. Et ils ne sont pas si loin de nous non plus. Le Talbot est déjà assez ennuyeux en termes d’espace normal mais la Première Force manticorienne ne se trouve qu’à soixante années-lumière – et deux transits – de Mesa en passant par Beowulf. En plus, les Manties n’arrêtent pas d’adopter des matériels nouveaux aux moments les moins appropriés, et ils poussent ces putain de Havriens à suivre leur exemple !
« Je ne crois pas que nous devions abandonner l’oignon pour le moment », dit-il enfin. Benjamin faillit répliquer mais referma la bouche et hocha la tête, acceptant la décision.
Albrecht lui sourit. « Je sais bien que tu penses à nos arrangements internes, Ben, à la manière dont nous compartimentons l’information et les opérations, pas au visage que nous présentons à la Galaxie. Et je ne dis pas que je suis en désaccord avec toi en théorie. D’ailleurs, je ne le suis même pas en pratique. C’est juste une question de minutage. Au demeurant, nous avons toujours eu l’intention de mettre l’ensemble du conseil stratégique au courant de tout avant d’appuyer sur le bouton. Il est possible que nous ayons besoin de reconsidérer nos arbres décisionnaires et d’avancer ce moment. Je ne veux pas le faire dans la précipitation, sans étudier toutes les implications – et me demander sérieusement quels membres du Conseil pourraient représenter des risques de sécurité annexes –, mais j’admets volontiers qu’il faut étudier ça avec le plus grand sérieux.
— Content de te l’entendre dire, père », dit Collin Detweiler. Comme Albrecht se tournait vers lui, il eut un sourire en coin. « Ben se sent un peu plus à l’étroit que nous dans ses chaussures parce qu’il s’occupe surtout de questions militaires, mais j’ai moi aussi un peu mal aux orteils.
— Vraiment ?
— Oh, oui. » Il secoua la tête. « Je suis heureux que tu m’aies laissé informer Bardasano de l’essentiel. Cela permet de coordonner les opérations secrètes de manière bien plus simple et plus propre. Mais ce n’est pas tout à fait la même chose que les rendre aisées et efficaces et, à présent qu’approche l’heure de l’attraction principale, il n’est vraiment pas pratique que la seule personne à laquelle j’ai pu tant révéler passe l’essentiel de son temps à des centaines d’années-lumière d’ici.
— Quelle est la gravité du problème ? demanda Albrecht, dont les yeux se plissèrent intensément.
— Pour l’instant, ce n’est pas si terrible, admit Collin. C’est peu pratique, bien sûr. Et, sincèrement, trouver des raisons rationnelles convaincantes à certaines de nos initiatives devient assez fatigant. Je parle de raisons internes, destinées aux gens qui font le boulot. Il n’est pas question de confier la planification et l’exécution de telles opérations à des imbéciles, et ceux qui ne le sont pas ont de bonnes chances de se poser des questions quand on accomplit des manœuvres ne servant pas logiquement l’objectif qu’ils nous croient en train de poursuivre. Les en empêcher demande presque autant d’énergie que déterminer ce qu’on doit bel et bien accomplir. En outre, ça crée toutes sortes de risques de mailles perdues et de gaffes gênantes.
— Daniel ? » Albrecht se tourna vers le troisième jeune homme. « Et de ton côté ?
— Ça n’a pas vraiment d’importance pour moi, père, répondit Daniel Detweiler. Contrairement à Benjamin et à Collin, Èverett et moi sommes impliqués dans notre programme de recherche, et nul ne discute la compartimentation de ce côté-là. Tout le monde sait que certaines recherches doivent rester secrètes, ce qui nous aide énormément. Nous pouvons monter de petits projets discrets chaque fois que nous en avons envie, et nul ne pose trop de questions. Toutefois, j’approuve Collin : rapprocher Bardasano du cercle intérieur a été très utile, même à nous. Elle peut régler les questions de sécurité sur tout ce que nous avons besoin de garder vraiment caché, pendant que nous coordonnons les programmes eux-mêmes. Il serait souhaitable de nous confier aussi à des gens tels que Kyprianou. »
Albrecht hocha lentement la tête. Renzo Kyprianou, chargé de la recherche et du développement en matière de bioarmes, était aussi membre du conseil stratégique mesan. Pour l’heure, toutefois, même le conseil stratégique ignorait ce que préparait l’Alignement. Ce qui n’est pas surprenant, je suppose, songea-t-il, puisque l’Alignement a toujours été surtout une… affaire de famille.
Ses lèvres s’étirèrent en un quasi-sourire à cette pensée, et il se demanda combien de membres du conseil stratégique avaient deviné à quel point il était proche de ses « fils ».
L’extinction officielle de leur lignée faisait partie de la stratégie conçue pour détourner l’attention de la Galaxie – et surtout de Beowulf – de la détermination avec laquelle Léonard Detweiler voulait améliorer le génome humain. Les Detweiler étaient trop farouchement dévoués à ce projet depuis trop longtemps, aussi l’assassinat apparent – et spectaculaire – du « dernier » d’entre eux par de cupides éléments du conseil d’administration de Manpower avait-il confirmé que les Mesans, de plus en plus criminels, ne partageaient plus cette aspiration élevée. Il avait certes aussi servi à faire voler les descendants de Léonard sous tous les radars, mais sa fonction la plus utile avait été d’expliquer, de justifier la conversion de Mesa à l’exploitation intensive de l’esclavage génétique. L’amélioration régulière du génome avait été enfouie sous les programmes de recherche de Manpower, camouflée en de simples améliorations de surface à des fins de beauté physique.
Quoi qu’en pensât le reste de l’humanité, la lignée Detweiler était cependant loin d’être éteinte. Son génome était l’un des – sinon le – plus améliorés de tout l’Alignement, et les « fils » d’Albrecht Detweiler étaient aussi ses clones génétiques. Bardasano, selon lui, l’avait deviné, quoique ce fût en théorie un secret absolu. Kyprianou l’avait peut-être compris aussi, du fait qu’il travaillait étroitement avec Daniel, et Jérôme Sandusky pouvait également entretenir des soupçons, mais aucun de ce trio ne soufflerait mot de ses réflexions à personne.
« Très bien, reprit-il. Dès qu’Everett, Franklin et Gervais reviendront sur Mesa, nous discuterons du problème. Comme je le disais, ma seule réserve tient au minutage. Nous savons tous que nous sommes près – très près – du but, et je ne veux pas qu’une impatience de dernière minute nous pousse à prendre une mauvaise décision.
— Aucun de nous ne le veut, père », affirma Benjamin, et les deux autres hochèrent la tête.
Prendre le temps de réfléchir était un principe fondamental des projets de l’Alignement.
« Bien. En attendant, quelle est votre impression sur le rapport d’Anisimovna et Bardasano ?
— Bardasano a probablement mis le doigt sur ce qui s’est passé », répondit Benjamin, avant d’interroger du regard Collin, lequel acquiesça.
« Et qu’elle ait raison ou non en ce qui concerne les causes de l’échec n’a pas vraiment d’importance, continua Benjamin en se retournant vers Albrecht. Nous avons perdu Monica ; Verrochio va rentrer les cornes, exactement comme l’a prédit Anisimovna ; toute la filière Technodyne a pris une balle dans la tête, au moins pour le moment ; et Manticore a accepté l’invitation de Pritchart. En laissant encore de côté les réunions au sommet, nous allons devoir au moins repenser toute notre approche du Talbot et trouver un autre moyen de contacter ces imbéciles de la Flotte de guerre.
— Monica n’est pas une si grosse perte, observa Albrecht. Ce n’était guère qu’un instrument et je suis sûr que nous en trouverons un autre au besoin. Que Verrochio se déballonne, en revanche… c’est très agaçant. Surtout compte tenu de l’investissement que représentent Crandall et Filareta.
— En quoi est-ce gênant, père ? interrogea Daniel au bout d’un moment. Je sais que ni l’un ni l’autre n’ont été bon marché mais ce n’est pas comme si nous n’avions pas les poches assez profondes.
— Ce n’est pas le problème, Dan, expliqua Collin avant qu’Albrecht ne pût répondre. Le problème est qu’à présent qu’on les a utilisés on va être obligés de s’en débarrasser. »
Daniel le considéra durant plusieurs secondes puis secoua la tête, les lèvres plissées.
« Je le sais, je ne suis que le technicien de la famille, pas un expert en opérations secrètes comme Benjamin et toi, soupirat-il, mais, en général, j’arrive au moins à suivre votre logique. Cette fois-ci, je ne vois pas vraiment pourquoi on est obligés de faire ça.
— Collin a raison, Daniel, dit Albrecht. On ne peut pas se permettre de laisser l’un ou l’autre poser des questions – ou, pire, bavarder à tort et à travers et pousser quelqu’un d’autre à en poser. » Il renifla. « Tous les deux avaient le droit de choisir leurs programmes d’entraînement et de déployer leurs escadres où ils voulaient pour les exercices, ce n’est donc pas un souci. Mais, à présent, toute l’opération du Talbot s’est effondrée : on ne peut pas laisser quiconque se demander – voire, pire, demander ouvertement – pourquoi ils ont choisi des sites aussi obscurs. Des sites qui, par hasard, amenaient leurs forces d’intervention tout prés du Talbot et de Manticore alors même que les événements se précipitaient en Monica… comme s’ils avaient su d’avance que quelque chose allait arriver.
» Oh… (il agita la main) il est peu probable que quiconque s’en rende compte, et encore moins qu’on s’informe. Mais improbable n’est pas impossible et tu connais notre politique d’élimination des risques, aussi faibles soient-ils, chaque fois que c’est possible. Crandall et Filareta vont donc tous les deux connaître un accident mortel. Même si quelqu’un découvre leurs comptes cachés, l’argent est passé par trop d’intermédiaires pour qu’on remonte jusqu’à nous mais, si jamais ils soufflaient que Manpower leur a suggéré leurs lieux d’entraînement, cela risquerait de pousser ces maudits Manties ou Havriens à poser leurs propres questions. Par exemple à demander d’où même Manpower tire assez de ressources pour mettre tant de pièces en jeu simultanément.
— Je ne crois pas que nous devions agir immédiatement, cela dit, père, dit Benjamin. Essayer de les atteindre pendant qu sont encore en compagnie de leur flotte serait un vrai casse-tête, même si tout se passait à la perfection. Et il y a des chances pour que ce ne soit pas le cas. Il vaut mieux leur laisser le temps d’achever les exercices prévus puis de rentrer chez eux. Tous les deux aiment beaucoup nos centres de plaisir, après tout. Il ne sera pas trop difficile de les convaincre d’y accepter un séjour gratuit en remerciement de leurs efforts. Ils prendront eux-mêmes des précautions pour couvrir tout rapport entre nous avant de profiter de notre générosité. Quand ce sera fait, Collin pourra organiser leur élimination discrètement.
— Du moins Bardasano le pourra, acquiesça Collin.
— Et il est encore vaguement possible qu’on puisse pousser Verrochio à orchestrer l’escarmouche dont on a besoin », ajouta Benjamin. Voyant l’expression d’Albrecht, il eut un petit rire. « Je n’ai pas dit que c’était probable, père. Franchement, pour l’instant, je ne vois pas ce qui pourrait avoir cet effet, mais, si jamais ça arrivait, on aurait besoin de Crandall et de Filareta sur place pour l’exploiter. Et, comme tu nous l’as toujours appris, il ne faut jamais jeter un avantage avant d’être sûr qu’il se soit changé en risque.
— Je suis d’accord, admit Albrecht. Mais puisqu’on parle de supprimer des risques, Collin, que penses-tu de Webster et de Mort aux rats ?
— J’approuve ta décision, père. Et la suggestion de Bardasano de combiner les deux opérations prouve qu’il est utile de l’avoir mise au courant de tant de choses. J’ignore si ça aura l’effet qu’on espère tous mais je ne vois pas ce qu’on pourrait faire d’autre dans le temps imparti pour essayer de dynamiter le sommet. Et, franchement, je ne vois pas non plus ce qui serait plus susceptible de nous nuire qu’Élisabeth et Pritchart assises à la même table, découvrant que quelqu’un les a manipulées. Ma seule réserve porterait sur le degré d’évidence que nous devrons conférer à l’hypothèse havrienne.
— Ma foi, comme Benjamin et toi, je pense que l’analyse d’Anisimovna et Bardasano concernant le tort que nous cause l’ambassadeur Webster sur la Vieille Terre est raisonnablement exacte, répondit Albrecht avec une amertume non feinte. Et je me suis mis en rogne. Je sais – je sais ! –, je ne suis pas censé faire ça, mais je l’ai fait quand même et ça m’a soulagé de m’épancher. Traiter les Manties de néobarbares, aussi agréable que ce soit, ne doit en aucun cas altérer l’opinion que nous avons d’eux, bien sûr. Cela dit, je pense qu’il nous faut rendre très clair le fait que Havre est responsable de l’assassinat.
— Je ne suis pas contre, déclara Collin, mais laisse-moi y réfléchir. Je vais appeler Bardasano et en causer aussi avec elle. On sera sans doute obligés d’organiser quelque chose d’assez spectaculaire pour focaliser sur Havre l’attention des Manties. C’est leur tendance naturelle, de toute façon, puisqu’ils sont en guerre contre les Havriens, lesquels ont une grande tradition d’élimination des problèmes par l’assassinat. Comme toi, cela dit, je me demande s’ils ne risquent pas de faire le rapport avec Monica plutôt qu’avec Havre, à présent que cette opération-là a été arrêtée. Mort aux rats pourrait aussi les faire penser à Manpower, compte tenu de la cible. En outre, même à regret, Élisabeth a accepté de rencontrer Pritchart. Logiquement, elle devrait se demander pourquoi quiconque dans le camp havrien tenterait un coup pareil. En gardant tout ça à l’esprit, nous avons besoin d’un détail qui pointe assez fermement vers Havre. D’un autre côté, autant que nous préférerions le contraire, ce ne sont pas des imbéciles. Givens, en particulier, n’en est pas une : elle a elle-même réussi quelques opérations de désinformation durant les deux dernières décennies, donc elle se méfie sûrement des complots du même genre pouvant être dirigés contre elle. Si nous bâtissons bel et bien des preuves contre Havre, nous avons intérêt à ce que la République donne l’impression d’avoir fait tout son possible pour les effacer ou les dissimuler.
— Je te laisse le soin des décisions tactiques », dit Albrecht. Il demeura muet quelques secondes, l’esprit en ébullition, puis il haussa les épaules. « Je crois que c’est tout pour cet après-midi. Dans les prochains jours, toutefois, Benjamin, j’aimerais que Daniel et toi me teniez au courant de l’état actuel de l’araignée et de Baie des huîtres.
— Bien sûr. Je peux déjà te dire que nous ne sommes toujours pas près d’exécuter Baie des huîtres. Nous n’avons qu’une trentaine des Requins, et ils n’ont jamais été conçus que comme des prototypes et des vaisseaux d’entraînement afin de prouver la validité du concept. Ils ont des capacités correctes pour leur taille, mais ce ne sont en aucun cas des vaisseaux du mur ! On n’a même pas prévu de commencer à travailler sur le premier vrai bâtiment d’attaque avant trois ou quatre mois T.
Oh, ça, je sais. Je veux juste avoir une meilleure idée d’où on en est en matière de production du matériel. Comme Collin vient de le faire remarquer, il est tout à fait possible que nous ne réussissions pas à court-circuiter le sommet de Pritchart. Dans cette perspective, et si ces connards de Solariens continuent de se prendre les pieds dans le tapis, on risque d’être obligés de s’en mêler directement plus tôt que prévu. Au cas où ça se préciserait, j’aurai besoin de savoir exactement où on en est pour réfléchir au minutage. »